Le parcours maternel d’Alison Lapper

Être mère…

À l’occasion de sa participation au festival Vues de femmes qui se déroule dans le Nord, l’artiste britannique Alison Lapper explique son désir d’enfant et la vie avec un fils maintenant âgé de 8 ans.

Le festival Vues de femmes, qui déroule du 30 mai au 1er juin dans plusieurs villes du Nord (expositions jusqu’au 15 juin), accueille en invité d’honneur Alison Lapper. L’artiste britannique, née sans bras et dont les jambes sont atrophiées, a voulu devenir mère, luttant contre les préjugés et les difficultés du quotidien. Honorée par la Reine d’Angleterre, une sculpture la présentant nue et enceinte fut exposée de septembre 2005 à fin 2007sur le quatrième socle de Trafalgar Square, à Londres. Alison Lapper explique ici son parcours maternel…

J’ai d’abord été enceinte quand j’avais une vingtaine d’années : avec quatre fausses couches, je pensais qu’être mère était impossible pour moi. Le personnel médical en avait convenu, mais quand j’ai été de nouveau enceinte en avril 1999 j’ai su que je ne ferai pas de nouvelle fausse couche : cette fois-là, j’avais un sentiment très positif pour le bébé, j’étais en bonne santé, tout allait bien dans mon corps et ma tête.

Beaucoup de personnes ont pensé que je ne devais avoir cet enfant : comment m’en occuperais-je ? Et s’il était handicapé comme moi ? N’étais-je pas simplement en quête de quelqu’un pour s’occuper de moi quand je serais vieille ? J’ai ignoré ces voix négatives : je savais que je voulais ce bébé et je savais aussi que je serais capable de m’en occuper d’une manière ou d’une autre : j’avais un revenu, ma propre maison, j’étais déterminée à ce que ça marche. Quand Parys est né, j’ai su que j’avais pris la bonne décision : l’amour que j’ai ressenti pour lui était si fort !

Mais m’occuper de mon propre enfant a été un choc : avant sa naissance, j’étais une femme appréciant la vie suivant ses propres critères, allant et venant à sa guise. Je suis devenue une mère célibataire ayant un fils à charge. J’ai embauché une aide mais j’ai assumé moi-même l’essentiel des soins. J’allaitais Parys, je changeais ses couches, et il était assez heureux pour passer de longues périodes endormi sur moi. Mais j’étais fatiguée, vidée. Je savais également que les services sociaux observaient comment je faisais face : ils n’avaient pas caché que si je m’avérais incapable d’en prendre soin, ils placeraient Parys dans un foyer d’accueil. Il y avait donc toujours cette pression extérieure, cette menace.

Parys a maintenant 8 ans et c’est un petit garçon tout à fait normal et en bonne santé qui va à l’école primaire. Ensemble, nous avons traversé de nombreuses épreuves, je suis la seule personne qui ait constamment été à ses côtés depuis sa naissance, sa seule véritable sécurité : nos liens sont très forts. Et même si je ne peux pas le contenir physiquement, il sait pertinemment, au ton de ma voix, quand « non » veut vraiment dire non !

Il profite de tous les avantages de la vie dans un pays occidental : une jolie maison, des jouets, un ordinateur, des vacances dans des endroits lointains. Je ne pense pas qu’il sache vraiment à quel point il a de la chance en ce qui concerne le confort matériel, et je sais que je l’ai un peu gâté parce que je voulais qu’il ait tout ce que je n’ai pas eu lorsque j’étais enfant.

Mais tout n’a pas été facile : Parys est exubérant, bruyant – un garçon ! – et j’ai parfois du mal avec son comportement. J’ai toujours été très ouverte et honnête avec lui sur la question de mon handicap et j’observe que cela n’a pas créé de barrière entre nous. Il me connaît et m’aime telle que je suis. Je me demande parfois si ses copains le taquinent à l’école à cause de moi mais il n’en a jamais parlé et ses amis se comportent plutôt naturellement quand ils viennent à la maison. Peut-être le fait de nous avoir vus, Parys et moi, à la télévision, a-t-il aidé : la plus petite notoriété a un tel pouvoir de nos jours !

Il m’arrive de penser au futur. Comme n’importe quelle mère, je m’inquiète de ce qui arrivera plus tard à Parys. J’espère qu’il ne trouvera pas trop difficile, devenu grand, d’avoir une mère handicapée. Ça me rend parfois nerveuse mais je sais que nous nous en sortirons avec le sourire ; nous l’avons toujours fait…


Alison Lapper, mai 2008 (traduit de l’anglais par Philippe Gimet).

Source: http://www.yanous.com/espaces/femmes/femmes080523.html

« Mères courage », Le Monde

Ce sont des mères comme les autres mais elles sont aveugles. Elles débordent d’énergie et d’inventivité pour élever leurs enfants sans le secours du regard.

Il y a des habitudes qui résistent à tout, c’est comme ça. Depuis que Jacques et Chabba Bouvart ont perdu la vue, à la suite d’une rétinite pigmentaire, ils ont continué à allumer la lumière. Un petit coup sur l’interrupteur une fois ouverte la porte de la maison, en entrant dans la cuisine, en allant aux toilettes, et pas question d’oublier d’éteindre. A la tombée du jour, ils allument l’abat-jour du salon. « Savoir qu’on est dans le noir, à une heure pareille, ça nous ficherait trop le cafard. » Un voisin attentif, trouvant suspects ces jeux de lumière, les a soupçonnés d’être de faux aveugles. Et les a dénoncés, dans le doute, à la Sécu. Jacques et Chabba, qui, sans vouloir faire de l’esprit, en ont vu d’autres, arrivent à trouver cette histoire drôle. « Comme on vit d’aides sociales, qu’on a des priorités dans les files d’attente ou des trucs du genre, ça arrive qu’on nous reproche d’être des privilégiés. » Le voisin, qui avait l’âge d’avoir connu l’Occupation, est mort depuis. Jacques et Chabba ont eu une fille, Nadia, 9 ans, les yeux impeccables. Et ce qui va suivre n’est pas une histoire triste.

Nadia surgit en courant dans le salon. Son père est allé la chercher à l’école, c’est à deux pas du pavillon, à Aulnay-sous-Bois. Elle saute au cou de sa mère, fait des gratouilles à son hamster, s’assied devant la grande table, sort les cahiers du cartable. Sa mère a intérêt à la rejoindre, et vite. Car Nadia, ravissante derrière sa frange et ses lunettes d’intellectuelle, tient fermement à ce rituel-là : faire ses devoirs avec sa mère. Elle est la première de la classe, claironne Chabba. Soupir agacé de Nadia : « La deuxième, maman. »Les voilà face à face, de chaque côté de la table, très concentrées.

« Alors, il y a quoi, là ?, demande la mère. Tu as des verbes conjugués ?

– Ouais, faut mettre l’infinitif et indiquer le groupe.

– Alors, tu me dis ta phrase ?

– Attends, maman, je marque tout et ensuite je te dis. Bon, voilà : « Il réfléchit : verbe réfléchir, 2groupe ».

– Oui, c’est bon. »

Quand elle sera grande, Nadia sera commandante de marine et défendra la cause des aveugles. Qu’est-ce qu’elle inventera pour leur simplifier la vie ? Nadia hésite. « Que le chauffeur du métro annonce les stations. Et aussi, quand on va faire les courses, que les gens soient plus aimables. » Chabba sourit doucement. Surtout, ne peser en rien sur leur fille, ne pas lui imposer la moindre mission vis-à-vis de ses parents, c’est un souci permanent chez Jacques et Chabba. Ils racontent les gens charmants qui veulent absolument vous faire traverser la rue (même quand ils n’en avaient pas du tout l’intention), mais aussi les brimades quotidiennes. Au supermarché, par exemple, s’ils demandent où se trouve le lait, on leur répond qu’on n’a pas que ça à faire : « C’est pas parce que vous avez une canne blanche que tout vous est permis. » Ils n’en font pas un plat pour autant, Jacques et Chabba. « On ne veut pas faire les handicapés aigris, mais c’est vrai que la société est dure avec nous. Faut se battre tout le temps, tout le temps. »

Envers et contre tout, ils ont eu un enfant. Contre le qu’en dira-t-on. Contre l’avis de la famille de Jacques, peu attendrie par une belle-fille qui cumulait les déplaisirs, à la fois handicapée et algérienne. Contre leurs innombrables appréhensions. Ils ont eu un enfant comme des milliers d’aveugles (ils sont environ 60 000 en France, outre 1 million de personnes malvoyantes, mais le nombre de mères est impossible à établir). Avant la naissance, les mères aveugles sont inquiètes et désarmées, comme l’était Chabba. Sauront-elles donner le bain sans noyer le bébé, le porter sans le faire tomber, administrer les médicaments sans tout mélanger, lui donner le biberon sans qu’il s’étouffe, l’emmener au parc sans qu’il s’échappe ? A force, elles se sont donné le mot : « Va à l’Institut de puériculture de Paris, il y a une femme qui pense à nous. »

A vrai dire, Edith Thoueille ne pensait pas spécialement à elles. Elle faisait normalement son métier de puéricultrice jusqu’à ce jour de 1986 où est arrivée à l’institut une femme enceinte, aveugle. La panique. « La maternité, raconte Edith Thoueille, j’avais des idées là-dessus, ça passait fondamentalement par le regard. Rétrospectivement, ça me fait rire. Avoir été si crétine pour penser ça ! » Prise de court, elle est allée demander des conseils à l’association Valentin-Haüy, dévouée à la cause des aveugles. Là, des gens lui ont raconté leur vie. Et Edith Thoueille en est repartie avec ce constat : le désarroi et la solitude extrême des mères atteintes de cette infirmité. Le hasard de ses rencontres la conduit à se spécialiser. A l’institut de puériculture, elle met en place un groupe de parole pour mères aveugles, le seul en France. « Dans le milieu médical, on passait pour des loufs. On s’entendait dire : « Qu’est-ce qu’ils ont besoin de s’occuper d’elles, y en a pas tant que ça. » On nous opposait des discours eugénistes et autres trucs pas nets. » Elle raconte la force qui émane de ces femmes, leur manière admirable de conduire leurs enfants sur le chemin de l’autonomie, leur incroyable joie de vivre. Comment, ayant peur de mal faire, elles ne savent pas qu’elles savent, et ont juste besoin que quelqu’un leur dise : « Vous voyez bien que vous savez. »

C’est vrai. Elles savent. Elles regardent. Elles reconnaîtraient leur enfant entre mille. Le moindre sourire, elles le lui rendent dans l’instant. S’il chouine, elles fixent ses yeux intensément, le front soudain barré de petits plis inquiets. Elles le regardent – « C’est difficile à expliquer, dit l’une d’elles, mais je vois bien quand il tourne ses yeux vers moi. » Le verbe « voir » est omniprésent dans leurs phrases. Delphine Cheminet, avec ses yeux blanchis et sa gaieté merveilleuse, vous dit, droit dans les yeux, qu’après avoir perdu la vue en plein milieu de ses études, à la suite d’un décollement de rétine, elle a « bien vu » qu’il lui faudrait renoncer au journalisme dont elle rêvait. Delphine a eu trois enfants (6 ans, 4 ans et 14 mois). Sa fille aînée, elle l’a appelée Victoire. Au musée, où elle les emmène souvent, « ils me racontent les tableaux, je commente. Leurs descriptions sont très précises ». Ça, Edith Thoueille en a fait une petite théorie personnelle : ce constat (non scientifique) que les enfants de femmes aveugles verbalisent mieux et plus tôt. Ils se débrouillent plus vite aussi parce que les mères, ignorantes des efforts qu’ils peuvent faire pour se déplacer ou attraper un objet, ne viennent pas immédiatement à leur rescousse.

Pour de très mauvaises raisons, c’est une chose qui n’a pas échappé à la petite Clara (3 ans). Pouvoir faire des bêtises en restant invisible : le pied ! Une vraie chipie, Clara. « Quand je lui demande ce qu’elle fabrique et qu’elle me répond « je sais pas », je peux être sûre que c’est quelque chose d’interdit », raconte sa mère. L’autre jour, elle a peint le chien. Et là, justement, Clara est étrangement silencieuse. Nous, on la voit bien, elle est en train de vider très scrupuleusement le paquet de croquettes pour les proposer une à une au chien, lequel trouve un intérêt évident à ne pas sonner l’alarme. Anne Graujeman regarde sa fille, sourcils froncés.

« Qu’est-ce que tu fais, Clara ?

– Je sais pas.

– Tu sais qu’il ne faut pas donner des croquettes à Jodie ?

– Oui, je sais. »

On est allé chercher Clara à l’école. Elle s’est précipitée vers sa mère avec sa bouille de coquine. « Maman, regarde ! », a-t-elle dit sans attendre, en mettant simultanément une enveloppe dans la main de sa mère et en lui expliquant son contenu. Les mères aveugles racontent toutes la même chose : bien avant de comprendre qu’elles ne voient pas, leurs enfants compensent instinctivement leur handicap. Ils se rapprochent de la cuillère qu’elles tendent dans l’imprécision. Ils rectifient leur trajectoire dans la rue, avertissent en cas d’obstacle. Pour eux, donner à voir signifie mettre dans la main, faire toucher. Et ils n’ont pas besoin de grandir pour savoir que ce geste, réservé à leur mère aveugle, est inutile avec les voyants.

Anne Graujeman, malvoyante de naissance, est licenciée de philosophie, détentrice d’une maîtrise de lettres et professeur de français dans un lycée parisien. Elle travaille avec un assistant pour corriger les copies et l’aider dans la classe. Le père de sa fille est voyant, mais ils se sont séparés. Au chagrin s’est vite superposée une peur panique, celle de perdre la sécurité matérielle qu’il lui apportait. Et puis elle a fait sans. Se débrouillant, comme les autres. Organisant pour sa fille un maximum d’activités. Inventant des tas de petites astuces. Rien n’est fait pour les parents aveugles, pas même des biberons gradués en braille qui feraient les choux gras du concours Lépine. Si Jacques et Chabba commencent à dresser l’inventaire, ils n’en finissent pas : « Ça n’a l’air de rien, mais quand le toubib vous prescrit une cuillère à café de sirop matin et soir, vous la donnez comment ? On a réfléchi, avec ma femme. La dose, on l’a mise dans une seringue et pfuit, dans la bouche de Nadia. Elle a trouvé ça marrant. Du coup, à l’institut, ça a fait boulette. Il y a d’autres trucs : un nouveau-né, comment vous le sortez ? Un aveugle, il envoie la poussette dans le décor. On a mis Nadia dans une sorte de sac à dos, et allez hop, on partait faire les courses comme ça. Tout le monde connaissait Nadia dans Aulnay, ce petit machin qui pointait sa tête au-dessus. »

Dans un petit appartement de Belleville, Najat Essadiki raconte son histoire. Par terre, Mélodie gazouille. Angélique, sa fille aînée, est à l’école. Najat a perdu la vue en bas âge. Elle dit que c’est une chance, ne pas avoir la nostalgie d’une vision qu’on n’a pas eue. Najat a 41 ans. Elle est très coquette, décolleté et minijupe. Pas question d’écouter les conseils ou les reproches de sa fille qui ne la rate pas (« t’es moche comme ça, maman »), elle a ses idées à elle sur les formes et les couleurs. « En ce moment, allez savoir pourquoi, je ne supporte plus le bleu ciel. » A Casablanca où elle est née, sa famille ne lui a pas pardonné d’être une fille, et en plus d’être aveugle. Le vilain canard. L’échec sur toute la ligne. Sa mère rêvait de la France, un paradis où personne n’était malade ni handicapé. Quand ils y ont immigré, Najat restait leur honte, leur secret. On la cachait. C’est une assistante sociale qui l’a repérée par hasard et a forcé ses parents à l’envoyer à l’école, elle avait presque 12 ans. Du temps a passé. Il lui en a fallu pour dire un jour « zut, je vis pour moi ». Avoir des enfants fut sa façon de le dire. « Angélique et Mélodie m’ont réconciliée avec la société. Les gens du quartier sont formidables avec moi, grâce à elles. Même ma famille m’appelle maintenant pour me demander des conseils. Sans mes enfants, je serais restée transparente. »

Pas la moindre trace d’amertume. Najat Essadiki sourit toujours, elle est très douce. Son seul souci est que ses filles ne s’inquiètent jamais pour elle. Elle semble avoir décidé une fois pour toutes que la vie valait mieux que le chagrin. Tout en glissant timidement, comme en passant : « Le premier sourire de ma petite fille, c’est la travailleuse sociale qui l’a vu. Elle souriait et ce n’est pas moi qui la voyais. On a beau dire qu’on se fait à tout, ce n’est pas vrai. »

Elles disent : les sourires, on les entend, et c’est aussi beau que de les voir. Elles disent aussi : tout cela ne se passe pas sans heurts ni sans larmes. Delphine Cheminet, si joyeuse derrière ses yeux blanchis, a laissé échapper cette phrase. Quels heurts, quelles larmes ? Elle réfléchit, elle n’est pas sûre. Les visages de ses enfants, elle les connaît bien, ils sont beaux, harmonieux. Non, ce n’est pas là le manque. Mais le sourire… Le sourire invisible, ça oui, c’est une sale épine. A la fête de l’école, l’été dernier, elle a eu un gros coup de blues. « Oh, c’est parti aussi vite que c’est venu », s’empresse-t-elle d’ajouter. Son fils Octave jouait dans un spectacle. Elle était venue le voir, comme elle dit. A un moment, Octave a souri, Delphine l’a su tout de suite. « Oh, si tu voyais le sourire d’Octave ! », s’est exclamée sa voisine. « Là, j’ai pleuré. J’aurais bien voulu voir ça. Qu’on me prête ce sourire, même en vitesse, juste le temps d’une photo. »

Marion Van Renterghem

ARTICLE PARU DANS Le Monde (Edition du 14.12.02)